Plafond de verre

  L'anonyme met un vieux menteau usé par le temps, la pluie, le vent et une machine à lavée de mauvaise qualité de la buanderie minable du rez-de-chaussée de cet immense casier à humains. Il traverse un couloir à la peinture défréchie, le dos vouté par le poids du mépris que lui crache à la figure la vie un peu plus chaque nuit, dans un silence cruel; dans une indifférence mortelle. Il entre dans une cage d'ascenceur et s'entasse parmi d'autres anonymes, du coin de l'oeil; il s'assure que le bouton du rez-de-chaussée est bien allumé, biensûr qu'il l'est. L'ascenceur descend, s'arrêtant à plusieurs palier et d'autres anonymes s'empilent dans la cage; cordés comme dans un train de déportés qu'on conduit à l'abatoir. L'ascenseur arrive enfin au rez-de-chaussée sur un dernier ding assomant, les portes s'ouvrent avec difficulté, une pile d'anonymes attend pour prendre la place des précédents dans la cage, ceux-là ont terminé de trimer et ils vont s'enfermer dans leurs casiers; mais dans la ville qui ne dort jamais; il faut les remplacer sans perdre une seconde pour faire tourner cette machine sans âme qui se nourrit du temps des anonymes. Il sort de l'immeuble marchant sans égard sur un plancher aux dalles craquelées dont la cire qui l'a fait jadis briller n'est que le lointain souvenir d'une naissance naive qui semblait alors permettre des espoirs qui ne furent que déçues. L'anonyme descent une volée d'escalier et s'engage sur un trottoir, zigzaguant entre les bennes à ordures, les sacs de poubelles et les merdes de chien; sans même y penser, ici; la puanteur est votre pain quotidien. La saison étant froide et pluvieuse, une vapeur aux relant d'pisse remonte des égoûts qui longent les trottoirs, une voiture roule dans une flaque d'eau et arrose le pantalon de l'anonyme qui ne réagit même pas et continue son chemin. Il descend dans une station de métro périphérique, sombre, aux néons qui clignotent car elles sont mourantes, sur le bord de flancher; elles; mais les anonymes sont passés depuis longtemps au-delà ce stade; résignés à leur sort, vivant mais mort. L'anonyme s'entasse sur le quai parmi les autres ignorés, entourés d'une forêt de graffitis de ceux qui avaient encore eu peu d'énergie pour protester, de détritus jetant cette odeur pestilentielle de déchets qui fini de pourirent depuis la grève des éboueurs, mais même si celle-ci est terminée depuis des mois; les services municipaux n'ont pas pris le temps de nettoyer cet endroit oublié du monde car après tout, elle n'est colonisée que par ceux dont la seule langue est le silence. La rame arrive, l'anonyme y entre et s'écrase parmi cette masse informe, goutte d'eau dans un océan sans nom. Il regarde devant lui par le carreau fracassé les graffitis défiler sur les murs du tunnel qui s'enfonce dans les entrailles de la bête; sous la peau de la ville. Baloté par la chahutement du rame sur le rail, il peut tenir debout contre les autres anonymes. Au fil des stations, ils entrent et ils sortent dans un balais insignifiant que personne ne remarque plus. Une fois à destination, il sort du rame à son tour avec une certaine précipitation routinière, il alors accroche un homme sans le faire exprès. Bousculé et insulté; l'homme lui envoie une pluie d'insultes associées à sa couleur de peau; mais c'est comme un écho lointain, une voix dans l'eau. L'homme le poursuit, le prend par l'épaule et le retourne et continue de l'insulter en le pointant d'un index menaçant. L'anonyme n'a même pas envi de réagir, il veut reprendre sa route, retourner sur son rail bien tracé, faire sa nuit d'boulot et rentrer dans son casier. L'insulté semble de plus en plus frustré par son indifférence, l'anonyme a pitié de lui, cette vaine rebellion qu'il crache sur les autres anonymes qui ont le malheur de le croiser ne peut que lui faire du mal, il devrait faire comme eux et se résigner à son sort. L'anonyme sert doucement les plis du sac de papier brun qu'il tient entre ses mains et alors l'insulté tire sur le sac qui se déchire et répend le contenu sur le sol et l'insulté écrase avec son talon le sandwich au beurre de peanut, les twinkies dans leur emballage et botte la cannette de jus de tomate plus loin, elle roule jusqu'au quai et tombe sur les rails. La pluie d'insultes prend fin après que l'insulté ait détruit le repas de l'anonyme, défoulé, il part. L'anonyme reste là un instant, non pas humilié par le tapis d'outrages dont il vient d'être victime; non; il regarde son emballage de twinkies écrasés comme un parent horrifié sur le trottoir alors que son enfant vient d'être renversé par une voiture. C'est mardi, il n'y a que le mardi qu'il se permet des twinkies; un petit rayon de soleil dans une nuit, une semaine grise... Faisant le deuil de la seule couleur de la semaine, il sert de nouveau les plies de son sac de papier fripé et déchiré et monte l'escalier qui sort des entrailles de la bête. Il pleut, le concert des klaxons assomerait même un sourd, mais il ne le remarque même plus; pas plus que le paradoxe entre les clochards débraillés dans les ruelles cachés entres des immeubles aux vitrines aussi propre qu'un soulier neuf exposant toute une ribambelle de marchandises de luxes. Quelque chose trouble cependant la monotonie de son trajet: Un homme en habit propre qui tient entre ses mains un petit panneau: Job opportunity; cleaner and/or tailor skill; well paid. Choose yourself.   Il arrête devant le petit panneau et sert à nouveau les plis de son sac de papier fripé et déchiré se remémorant les vestiges de ses précieux twinkies et pour la première fois depuis aussi longtemps qu'il se souvienne; il se permet d'imaginer une pensée le sortant de sa misère, une lueur d'espoir, un soubresaut de vie. L'anonyme est un très bon concierge, il échange quelque mots avec l'homme qui tient le panneau et lui montre le badge usé de l'entreprise pour laquelle il travail comme preuve qu'il possède les compétences recherchées. L'homme lui sourit, échange quelques mots et lui ouvre la portière arrière d'une belle voiture et l'invite à entrer. Pour la première fois depuis des lustres, il sourit à son tour et s'assoyant sur la banquette de cuir reluisante, il se permet d'imaginer qu'il pourrait peut-être se payer un paquet de twinkies à la fin de cette nuit, il a sûrement fait le bon choix.       Une jeune femme dans un tailleur parfaitement ajusté est assise dans un confortable fauteuil observant par la grande baie vitrée d'un studio luxueux sur Broadway le spectacle des gouttes de pluies qui déforment les lumières que projette la ville sur son perchoir, l'averse offrant un tout petit grondement réconfortant à ses oreilles. Le ding discret et adéquat de l'ascenceur privé indique que son serviteur revient, elle jette un regard plus haut dans un reflet de la vitre afin de confirmer que ce cher groom a bien accompli sa mission: En effet, il est accompagné d'un anonyme au parfait menteau cour et usé par le temps, le dos vouté par le mépris que jette sur lui chaque nuit une vie indifférente à son sort et meublée seulement par mépris. L'anonyme sort de l'ascenceur et sert avec un tique presque juvénile les plis d'un sac en papier fripé et déchiré.   Sans retourner son fauteuil pour ne pas interrompre le spectacle de lumières vascillantes dans les goutelettes s'amoncellant et glissant contre le verre, elle congratule son serviteur d'un geste et l'invite de même à quitter. Le serviteur s'exécute et le son de ses pas rythmés laissent seul l'anonyme un peu mal à l'aise et intimidé devant un grand bureau d'un bois précieux originaire d'un pays du sud au nom souvent galvaudé par ces gens de ce monde blanc maculé dans leurs tours lointaine du nord. La femme l'observe par un floue reflet de la fenêtre, sans se retourner; n'offrant à la vue de l'anonyme que le dossier d'un immense dossier d'un fauteuil de cuir agissant comme une infranchissable muraille entre deux mondes, pendant de longues secondes, la seule chose en commun qu'ils ne partageront jamais est un silence que la femme prolonge comme un jeu dont les dés sont déjà jetés et dont l'anonyme ignore la longueur et le dénouement de cet étrange rituel d'un univers qui ne sera jamais le sien et dans lequel il met pour la première fois le pied. Alors que l'anonyme trouve finalement le courage d'éclaircir sa gorge pour prendre la parole, elle l'interrompt et lui fait signe de s'approcher, elle se délecte du spectacle de son hésitation à briser la frontière entre leur monde dans le reflet de la fenêtre; de nouveau, son tique enfantin de serrer les plis de son sac de papier fripé et déchiré entre ses mains, puis il se décide et avance. Il approche, arrête près du bureau, elle lui fait signe à nouveau... il contourne le dernier fossé de bois qui sépare leur univers et il se place à ses côtés, à distance respectable et, à sa grande surprise... Elle répète le geste, il sert les plis de son sac de papier fripé et déchiré entre ses mains, comme pour se rassurer et il avance, tête baissée; connaissant sa place malgré que son univers soit bousculé, basculé alors qu'elle prend son poignet qu'il n'ose détacher de son sac de papier fripé et déchiré, elle retourne sa main et mord au poignet et une vague de plaisir le submerge, effet typique ressenti par les anonymes lorsqu'ils sont touchés, mordus par une telle grandeur. Un gémissement incontrôlé s'échappe de la bouche de l'anonyme alors qu'il sert une dernière fois le sac de papier fripé et déchiré entre ses doigts alors qu'il tombe sur les cuisses de la dame quittant son univers. La dame se nourrit de sa vie sans même le regarder. Elle se délecte de chaque goutte qui lui offre les témoignages de la petitesse de l'anonyme qui lui confirme sa propre et inéluctable grandeur, de la soumission assumée et asservie qui lui affirme son indiscutable supériorité, du caractère éphémère d'une existence vide qui lui assure en contrepartie sa propre et infinie Éternité. L'anonyme tombe à genoux faiblissant alors que sa vie lui est lentement retirée en même temps que le poids du mépris que chaque année eut jeté sur lui et pour la première fois, son dos se déploie, son coeur s'emballe d'abord et s'assoupie doucement de plus en plus serein... ce n'est pas un meurtre, c'est une libération se conforte-t-elle. Cette vie aura finalement servi à une faim.   Une fois mort, n'ayant plus rien à lui offrir, elle lui fait la grâce, le privilège, d'une ultime caresse sur le front comme unique remerciement comme pour s'autogratifier de sa générosité, puis laisse tomber nonchalament l'inerte coquille devant la fenêtre et, ravie; elle observe le spectacle des lumières blafardes qui viennent danser dans les gouttes d'eau sur la vitrine. Enivrée par son repas, la Bête satisfaite s'endormant doucement dans ses entrailles, elle avait cueilli le fruit exactement au bon moment: tuer un anonyme au seul moment qu'il fait le choix de se sortir de sa banalité, qu'il ose relever la tête et là, exactement là, le faucher afin de lui confirmer qu'il est condamné à être rien, oublié.   La dame constate alors sur ses cuisses un sac de papier fripé et déchiré, lève un sourci dubitatif, le prend et se lève se dirigeant vers les douces flammes qui crépitent du foyer dans un coin de la pièce. Elle jette le sac dans les flammes sans même y jeter la moindre attention, sans même s'apercevoir d'une éphémère et ultime trace d'un passage ignoré, d'une vie terminée qui coulait dans ses veines: durant une seconde... ou peut-être deux, avant de jeter le sac, elle le serra entre ses doigts le sac fripé et déchiré avec cette exacte même tique un peu juvénile puis l'instant suivant, le sac fut avalé par les flammes.   Lorsqu'elle repris sa place dans son fauteuil, le cadavre avait déjà disparu et le personnel allait s'occuper du reste. 4 semaines plus tard, une lettre arriva dans la boîte au lettre d'une humble famille d'un petit pays au nom souvent galvaudé par ceux qui vivent dans de lointaines tours au nord. Une femme aux traits craquelés par le temps et le poids du mépris que jetait sur elle les années ouvrit l'enveloppe dans lequel il y avait une liasse de billets verts et la photo d'elle, plus jeune, son époux, plus jeune et leurs enfants avant qu'il ne quitte leur petit pays au nom galvaudé pour aller s'engouffrer dans le ventre de la bête dans l'espoir de leur rapporter un peu d'argent pour survivre une vie de misère. Elle serra la photo et l'argent contre son coeur, il devait avoir enfin trouvé un bon travail pour lui envoyer autant d'argent, 500 dollars américains! Sans qu'elle ne le sache jamais, quelque part, une goule avait payé ce mince tribut à La Mascarade afin que perdure et se perpétue l'ignorance et la servitude d'anonymes qui...jamais, ne relèverait la tête.

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