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De l'égalité d'éducation

1870. 10 avril. Au début de l'année, le républicain Victor Noir a été assassiné par des impérialistes ; dans dix jours, un sénatus-consulte bridera les pouvoirs du Sénat, qui y perdra son pouvoir constituant, les ministres seront de nouveau responsable, et l'Empire prendra son dernier tournant libéral où les plébiscites demanderont plus souvent l'accord des votants pour diverses mesures.   Dans toute cette agitation aux allures de changement de régime comme il y en a désormais chaque génération, les autres chantiers de la liberté, de l'égalité ou de la religion ne sont pas oubliés. La Société pour l'instruction élémentaire, fondée en 1815, continue aujourd'hui comme toujours ses travaux. Il y a désormais 9 ans, pour la première fois, une femme, mademoiselle Daubié, a été bachelière ; d'ici à un an, elle se présentera à la licence ès lettres. L'heure est importante. La Constitution change, les mœurs changent, certaines femmes vont jusqu'à demander le droit de vote, arguant que désormais, après les lois Guizot et Falloux et l'aventure de Mlle Daubié mais aussi de nombreuses autres, elles ont et continueront de revendiquer le droit à l'instruction.   La Société a proposé à Jules Ferry, maire de Paris, député de la 6e circonscription, de présenter une conférence.   Il a répondu à l'appel en choisissant le sujet de l'égalité d'éducation. Le 10 avril, dans la salle Molière, ancien théâtre reconverti depuis une vingtaine d'année pour servir à des réunions politiques, il prononce ce discours.

Purpose

La Société pour l'Instruction Elémentaire n'est pas de celles qui ont laissé un souvenir ineffaçable ; en musant sur le site Data BNF, on ne trouve qui lui soient attribués que des textes isolés, de loin en loin. Les cycles de conférence sont éparpillés, celles prononcées par des auteurs sanctifiés par la mémoire subsistent ; de nombreux textes produits par ou autour de la Société ne sont pas rattachés à sa notice.   En 1870, la Société n'est pourtant pas inactive, et la conférence donnée par M. Jules Ferry n'est pas isolée. L'année marque toutefois ici comme dans le champ plus large de la politique, un tournant pour la Société : jusqu'ici, elle a surtout réfléchi, proposé des conférences, fait des rapports, évalué les meilleurs moyens d'enseigner et quoi. D'ici à quelques années, elle commencera à rédiger des projets de loi. Et qui sera Ministre de l'Instruction publique, des Cultes et des Beaux-Arts dans quelques mois, en septembre 1870 ? M. Jules Simon, président de cette conférence, un homme de 56 ans, journaliste, opposant au Second Empire, député, chevalier de la Légion d'Honneur, et prolifique auteur sur la philosophie politique et la liberté, président annuel de la société deux fois (en 1866 et 1874).

Document Structure

Clauses

Le texte commence par rappeler le lieu, la date, le sujet et les orateurs de la conférence. Le discours ne commence qu'ensuite.  

Qu'est-ce que l'égalité ?

  Après une petite accroche anodine, les remerciements d'usage au public et à M. Jules Simon, M. Jules Ferry présente son sujet par l'aveu qu'il a volontairement adopté un titre un peu mystérieux, qui semble même relever de l'utopie. Afin de démontrer que cette utopie apparente est dans l'ordre des choses possibles, il se lance dans une discussion provocante et demande à l'assistance ce qu'est l'égalité ; ce qui bien sûr lui en rapporte les suffrages, puisque l'égalité reste un principe français, républicain bien accepté. Il chauffe ainsi son auditoire en présentant les avancées de l'égalité au cours du siècle, siècle de progrès qu'ils ont l'honneur de devoir faire encore avancer aujourd'hui.   M. Jules Ferry pointe alors du doigt une inégalité contre laquelle il a personnellement juré de se mettre croisade : l'inégalité d'éducation. Il démontre alors que si la société moderne ne sépare pas volontairement l'éducation de la fortune, c'est-à-dire du hasard de la naissance, alors le mouvement naturel de la société sans la volonté de progrès la ramènera au régime des classes dans lequel l'éducation est réservé à certaines castes. M. Jules Ferry en effet réfute la thèse de Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité selon laquelle l'état naturel est celui d'égalité, et affirme exactement le contraire sur ce point initial : cependant, là où Rousseau affirme que le vice originel de civilisation empêchera toujours de retourner vers l'état naturel édénique originel, Ferry dit au contraire que sans action volontaire et humanitaire, la société régresse dans ses pires états. Lutter contre les inégalités de toute nature, selon lui, est un combat constant.   Le voici donc à affirmer l'obligation morale de la société pour établir l'égalité d'éducation, sans quoi les mœurs ne sauraient être démocratiques, sans quoi il y aura toujours un mépris des supérieurs sur des inférieurs, dominés car incapables de faire valoir leur dignité ou de participer pleinement à l'élaboration de leurs contrats de travail et donc aussi de protéger leur droit à un travail digne.  

L'éducation selon Condorcet

  Pour accompagner cette dissertation, M. Jules Ferry convoque une histoire rhétoriquement simplifiée de l'éducation, mais qui recouvre une certaine réalité : les visions de l'école antique et primo-chrétienne qu'il raconte sont quelque peu fantasmée, mais correspondent exactement à la rhétorique révolutionnaire et posent le contexte, les influences qui ont soufflé sur les débats du Directoire. C'est ce Directoire, Condorcet pour être précis, qu'il veut établir en modèle ; Condorcet qui a voulu l'éducation gratuite de 6 à 18 ans, sur des bases scientifiques, égales pour toutes les classes de fortune, de portée générale pour les matières utiles à tous et où les options spécialisées complètent sans remplacer un socle commun large destiné à éveiller le sens critique, citoyen et moral. Seulement, se souvient M. Jules Ferry, la Convention n'avait pas d'argent, car elle faisait la guerre, et il est vrai qu'elle a sauvé la France de l'invasion des monarchies.   Le système de Condorcet n'est cependant pas mort : il est réalisé en Amérique, selon le rapport de M. Hippeau, professeur d'université, demandé par M. Duruy, ministre de l'éducation. Quelle est la plus grande différence entre les deux pays, qui fait que le système vit là-bas (où il est un sujet de fierté française, car enfin c'est toujours le système de Condorcet), et non en France ? Comme pour la Convention, M. Jules Ferry pointe les moyens financiers. En Amérique, lourd budget d'éducation, faible budget militaire, liberté de fondation par des particuliers. En France, empêchements à la fondation, faible budget d'éducation, lourd budget militaire. Voilà ce que M. Jules Ferry conteste et juge illogique et honteux, tandis que l'impôt sur la propriété devrait être utilisé à l'éducation : il est juste, il est nécessaire que le riche paye l'enseignement du pauvre, et c'est par là que la propriété se légitime.  

L'orgueil coupable des hommes

  Maintenant que son auditoire est chauffé de fierté chauviniste légitime, de revendications justes et acceptées, M. Jules Ferry aborde le point vraiment épineux et délicat de son intervention. Bien que, prononcée à la fin, cette allocution puisse à rebours paraître un addendum après coup, il s'agit plutôt de commencer à critiquer son auditoire, et de lui dire non plus qu'il a raison, mais qu'il a tort, qu'il est mauvais, archaïque et destructeur. M. Jules Ferry attaque directement ces Messieurs en les traitant de sultans méprisants et orgueilleux. Le vocabulaire qu'il utilise ne relève pas autant de la parodie ou de la comédie qu'il paraît. Nous ne sommes plus au temps des lettres persanes.   Un exemple parmi tant d'autres : quatre ans plus tôt, en 1866, paraît le Musée poétique illustré d'Anaïs Marcelli. De son vrai nom Anne-Laure-Joséphine Hurel, cette salonnière de bonne bourgeoisie, catholique mais pas trop, républicaine mais pas trop, mesurée en tous propos et modeste, associée au Magasin d'éducation et de récréation (collection se voulant à la fois encyclopédie de l'enfance et de la jeunesse, manuel d'éducation pour les jeunes mères, livres pour la jeunesse d'accès facile tout en comportant toutes les connaissances utiles et proportionnées à l'âge de la géologie à la couture en passant par la morale et les mathématiques), Anaïs Marcelli décrit dans "Chants du Ciare" des pachas mahométans païens qui sont caractérisés par le marché d'esclaves, mais ce n'est rien encore. "A Beyrouth" : des sauvages, cruels, violeurs, assassins, qui non contents de tuer le soldat (c'est la guerre, mon général) "égorgent l'enfant sur le sein de sa mère [...] ils ont fait de la chair ! soif du sang ! ils sont fous !"   Anaïs Marcelli n'est pas Anaïs Ségalas. Elle fait preuve de pudeur dans ses engagements, elle n'a publié que tard dans sa vie : lorsque le Musée sort des presses, elle a presque soixante ans. Elle n'est pas raciste ou xénophobe. Mais même dans sa modération, on perçoit combien le contexte militaire (conquête de l'Algérie) et politique (les républicains abhorrent l'esclavage, au contraire de certaines branches royalistes) influe sur la vision des populations et États musulmans du Maghreb mais aussi du Moyen Orient : pratiquant l'esclavage et se basant sur un texte, le Coran, qui rabaisse la femme (c'est ainsi qu'Anaïs Marcelli le présente dans "Chants du Caire"), tous ces gens mais surtout les élites (pachas, sultans, pharaons, saïds, caïds et autres titres quel que soit leur degré de fantaisie) représentent des comportements détestables.   Prenons un second exemple, dans l'un des livres convoqués par M. Jules Ferry, L'assujettissement des femmes par John Milton :
Prétendre que le Christianisme avait pour but de stéréotyper les formes de gouvernement et de société alors existantes [l'esclavage et la tyrannie de l'Empire romain], c'est le ravale au niveau de l'Islamisme ou du Brahmanisme. C'est précisément parce que le Christianisme n'a pas fait cela, qu'il a été la religion de la partie progressive de l'humanité, et que l'Islamisme, le Brahmanisme et les religions analogues ont été celles de la partie stationnaire ou plutôt de la partie rétrograde, car il n'y a pas de société réellement stationnaire.
Bien qu'il soit connu pour être le fondateur de l'école gratuite, obligatoire et laïque, Jules Ferry appartient au groupe des catholiques progressistes. Aux yeux de ce groupe et de Ferry lui-même, plusieurs forces religieuses (dont une partie du clergé catholique), et en particulier l'islam ("islamisme" n'a pas alors le sens d'islam extrémiste d'aujourd'hui), sont coupables d'un grave péché, à savoir que ces religions vont à l'encontre du progrès, et ce faisant à l'encontre de l'humanité, du bien commun, et si l'on peut dire de la caritas (charité) qui doit être à l'origine du sentiment religieux d'amour. Dans ce groupe, traiter des hommes civilisés de "sultans" n'est donc pas anodin ; il s'agit de les renvoyer à la partie la plus rétrograde et despotique de l'humanité, des traitres sur le plan moral, religieux et civique.   Si l'auditoire de M. Jules Ferry répond à sa harangue sur les droits des femmes et la bassesse morale des hommes par un mélange de rires et d'applaudissements, ce n'est pas parce qu'il plaisante, c'est parce que malgré sa bonhomie (qu'il ne faudrait pas lui retirer non plus : il est complice de son auditoire), il les attaque de front et ne les ménage pas le moins du monde. L'auditoire, surexcité à ce stade, exalté de fierté pour avoir tant progressé dans l'égalité au cours du siècle, est ravi de voir la suite du chemin s'ouvrir ; un rire nerveux le parcourt, mais il est forcé aussi de convenir et d'applaudir. Du reste, il est poli d'applaudir. M. Jules Ferry d'ailleurs, pour chaque expression outrée qui pourrait passer pour une plaisanterie, ajoute un développement on ne peut plus sérieux, et renvoie à des livres approuvés et des expériences admises. Alors qu'il avance dans ce développement, les rires cessent peu à peu. Ferry avance ses arguments : l'homme français méprise le potentiel intellectuel de la femme ; cette culture dominante pousse les femmes elles-mêmes à nier leur propre intelligence ; ceci doit cesser par un double d'éducation, éducation morale de la société et éducation scientifique des femmes, afin que ni l'idéologie ni le fait ne puissent plus servir à discriminer les femmes ; d'ailleurs en Amérique les femmes reçoivent la même éducation que les hommes et réussissent tout aussi bien ; il faut que la femme ait été éduquée, et non élevée comme un gentil petit animal domestique, pour pouvoir faire juger son caractère et produire un mariage, puis un couple parental harmonieux ; la véhémence des évêques pour refuser l'éducation aux femmes montre bien d'ailleurs que 1° les femmes ont une influence sur les mœurs et 2° l’Église a besoin que les femmes restent sous-éduquées pour continuer à les contrôler.   Il faut donc que les femmes reçoivent la même éducation que les hommes. C'est le prérequis de toutes les autres égalités. Et la conférence finit dans un tonnerre d'applaudissements.

References

  • Culture générale sur l'histoire de l'éducation
  • Culture littéraire générale (Musset, auteurs antiques, Rabelais, Milton)
  Les références vraiment développées et mises en avant sont Condorcet, bien connu de l'auditoire et dont le seul nom provoque des applaudissements, dans son système d'éducation et son ouvrage posthume des Progrès de l'esprit humains, "un des titres les plus glorieux de la pensée humaine", M. Hippeau dont le rapport sur l'éducation en Amérique est résumé avec soin pour prouver la faisabilité d'un tel système éducatif, et l'Assujettissement de la femme de Stuart Mill. Au sujet de ce dernier livre, il veut le faire lire par son auditoire, non seulement les hommes mais aussi les femmes, pour lesquelles il insiste particulièrement car pour lui, il faut que toute personne potentiellement dominée soit capable de se défendre. C'est pour la même raison qui veut que les ouvriers soient éduqués afin de pouvoir défendre leur dignité et leur droit au travail : il faut que les dominés réclament leur dignité pour qu'ils puissent en parler et que les dominants ne puissent monopoliser l'espace public, ce qui leur permettrait d'imposer leur idéologie audits dominés et de renforcer leur domination immoral et injuste. C'est pourquoi "le commencement de la sagesse" est d'"[apprendre] que vous avez les mêmes facultés que les hommes".

Publication Status

Le texte de la conférence est rapidement publié et rendu accessible au plus grand nombre et à la postérité. C'est un fascicule soigné d'une trentaine de pages, organisé de façon à en facilité la lecture et à rendre le mouvement vivant de la conférence, applaudissements, gestuelle, complicités.
Type
Record, Transcript (Communication)
Medium
Paper
Authoring Date
(10 avril) 1870
Location
Signatories (Organizations)

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