Temuge Otchigin
Je m'appelle Temuge Otchigin et je suis né il y a bien trop longtemps pour que je m'en rappelle. Mes parents disaient, avant de mourir que j'étais né dans la cité de Théia avant que celle-ci ne soit abandonnée par mon peuple. Mes enfants et mes petits-enfants disaient cela aussi avant que l'âge ne les emporte. Comme tous les humains, leur temps sur cette terre était compté. Pas le mien, je suis trop vieux pour pouvoir compter mes années... mais ne me confondez pas avec ces Vampires qui sucent le sang de leurs victimes pour rester en vie et qui ne savent pas compter au-delà de trois. Moi je n'ai fait de mal à personne pour avoir le privilège de voir mon corps se décomposer de mon vivant. La seule personne qui paiera de mon audace, c'est moi-même, et je n'ai rien à y redire. C'était écrit dans le pacte. J'ai hypothéqué mon âme contre des années, mais maintenant je suis prêt à partir.
J'ai grandi dans la Horde du Feu, mon clan était le plus redouté d'entre tous, le clan des pyromanciens. Enfants, on nous apprenait à manier les poudres, à créer les huiles inflammables, à doser l'alcool dont nos guerriers se servaient. Notre horde était aux prémices de la guerre avec la Horde des Os et nous nous armions par tous les moyens possibles. La Horde du Feu venait de naître, nous avions à peine quitté Théïa, mais nous savions déjà que les clans qui composaient notre horde ne resteraient unis que si nous avions un ennemi commun. Notre Khal, le chef de la Horde, avait fait redescendre à ses Altaïs, les chefs de clans, l'ordre d'entraîner des guerriers en lesquels brûleraient le feu et la rage. L'Altaï du Clan des Pyromanciens ordonna que les entraînement des jeunes enfants, garçons et filles, redoublent. Il fallait des guerriers puissants, des guerriers capables de porter l'art ancestral de notre clan.
Chez les Nomades des Steppes, on appelle Elitaïs les guerriers d'élite d'un clan, ceux qui maîtrisent la spécialité de leurs ancêtres. Chez nous, les guerriers ordinaires se battent avec des épées enflammées, des flèches de feu, les sabots de nos chevaux sont même enduits d'huile pour enflammer le sol quand ils chargent. Mais les Elitaïs de notre clan sont différents, ils ne se servent pas du feu pour se battre, ils sont le feu. Lors de mes entraînements avec les poudres, alors que j'avais douze ans, un des shamans du clan remarqua quelque chose en moi. Il me dit quelques années plus tard qu'il avait été fasciné par la manière dont je faisais danser les flammes entre mes doigts et que c'était pour cela qu'il m'avait pris dans son cercle d'apprentis. J'ai continué à faire danser les flammes entre mes doigts pendant plusieurs années, sous la supervision du vieux shaman. Mais ce n'était plus des flammèches allumées avec des silex, nos flammes venaient de la paume de nos mains, nourries par nos cœurs. J'étais de plus en plus prêt à la bataille, le feu en moi brûlait toujours plus fort. Même quand je m'endormais je sentais son crépitement en moi.
Ma première bataille, je ne l'oublierai jamais. J'avais vingt ans passés de quelques lunes et mon cheval marchait dans les Steppes depuis quatre jours. Le vieux shaman leva la main et les Elitaïs autour de moi arrêtèrent leurs montures. Je stoppais la mienne également, j'étais un des leurs à présent et je portais sur mon visage les peintures de guerre. Une trace rouge sous chaque œil et une tâche du sang de mes frères sur le front. Le silence dans la plaine se fit retentissant, plus rien ne bougeait autour de nous, le destin avait ordonné aux éléments de respecter cet instant. Le vent et la pluie retenaient leur souffle. Seule l'odeur d'un millier de chevaux remplissait l'air autour de moi jusqu'à ce que, dans un cri strident, le Khal de la Horde du Feu donne le signal de la charge.
La terre tremblait tandis que la fureur de nos chevaux au galop la piétinait. Les guerriers brandissaient des arcs de feu et faisaient pleuvoir l'enfer sur la ligne de cavaliers adverses. Mais cela ne décourageait pas l’ennemi, ils fonçaient vers nous comme les messagers de la mort. La Horde des Os n'a peur de rien, même pas du trépas. Leurs Elitaïs du Clan du Vent employaient leur magie shamanique à détourner nos flèches, et dès que la pluie de feu fut finie, les archers ennemis du Clan des Yeux Perçants bandèrent leurs arcs. Ces archers sont parmi les plus grands tueurs d’Abrasia, ce qui n'est pas peu dire. Ils se montrèrent à la hauteur de leur réputation. Ils étaient magnifiques et terribles sur leurs montures, leurs flèches touchaient immanquablement le cœur de leur cible et jamais ils ne frappèrent un cheval.
A cette distance ils avaient encore l'avantage, mais si notre horde était connue c'était avant tout pour la fureur de nos combattants, et celle-ci n'a pas son pareil quand nos Elitaïs atteignent le corps-à-corps. Un coup de tonnerre assourdissant retentit quand le fer et le cuir de nos cavaliers heurtèrent la ligne adverse. Saviez-vous que les chevaux du Clan du Sabot d'Airain étaient des combattants aussi féroces que leurs cavaliers ? Je l'appris ce jour-là... La plaine commençait à s'imbiber de sang quand le vieux Shaman nous ordonna à moi et mes frères de lancer la charge. Nous nous élançâmes en hurlant vers l'adversaire. Je sentais en moi le feu embraser mon âme et soudain se libérer par mes paumes. Moi et mes frères déclenchions des déflagrations sur nos ennemis et enflammions leurs corps. Ils se roulaient par terre pour tenter d'arrêter la combustion, mais nos flammes étaient trop puissantes pour cela. Je voyais mes frères s'entourer d'armures de flammes et tenir entre leurs mains des épées de feu pur. Je voyais mon maître modeler la réalité entre ses mains pour former des boules de feu qu'il jetait sur la Horde des Os.
Par les flammes, quelle bataille ce fut ! Mon maître, le vieux Shaman, me félicita, le Khal du Clan me félicita, mes frères Elitaïs me félicitèrent. Je m'étais battu avec honneur, j'avais remporté de nombreux trophées du champ de bataille, j'avais honoré mon clan, j'avais participé à la victoire de ma horde ! Ma formation était finie, je devins un Elitaï à part entière. On marqua avec des braises ardentes les lettres de mon clan sur mon corps et on m'autorisa à porter les bijoux rituels de ma caste.
Les batailles suivantes furent aussi exaltantes, je combattais avec ferveur contre les cavaliers de la Horde des Os ou contre les monstres qui envahissaient notre territoire. Je marchais avec fierté auprès des souffleurs des cendres et combattait vaillamment auprès de mes frères barbares qui utilisaient la fureur du feu pour entrer dans des rages dévastatrices. Et plus les années passaient et plus j'apprenais à maîtriser le feu. J'eus moi-même des apprentis sous mes ordres, puis des Elitaïs. Je leur enseignais les mystiques des flammes, comment faire danser le feu entre leurs doigts et comment créer des boules de feu. Un jour mon maître me convoqua, le vieux shaman était maintenant extrêmement vieux et moi j'avais déjà le double de l'âge que j'avais lorsque je l'avais rencontré pour la première fois. Il m'enseigna un des secrets les plus importants de notre clan. Nos Elitaïs convoquent le feu pour se battre, m'expliqua-t-il, mais je vais t'apprendre à présent comment être convoqué par le feu. Il m’apprit à voyager dans un autre endroit, en dehors de notre plan d'existence, en dehors du plan matériel. Il m'emmena dans le plan élémentaire du feu. La première fois cela ne dura qu'une seconde et j'en revint calciné, mon corps plein de brûlures. Je ne pus me lever de ma couche pour toute une lune, mais pendant que je récupérais il entraînait mon esprit. Puis il m'y emmena de nouveau, encore et encore jusqu'à ce que j'apprenne à résister à la douleur des flammes.
Un jour où nous étions dans le plan du feu, il me dit Je te laisse là. Et il s'en alla. Je me retrouvai seul au milieu d'un monde de flammes, le sol était couvert de charbons ardents et des cascades de laves tapissaient l'horizon. Je compris que c'était un test et je préparai mon esprit et mon corps à résister à cette fournaise. Je croisai des salamandres de laves et du me battre pour me défendre, je du rendre mon feu plus puissant que le leur, quelle épreuve. Puis je rencontrai un effrit, esprit des flammes, qui m'enseigna que pour survivre ici je ne devais pas résister au feu, je devais devenir le feu. Après de longues journées d'errance, mon corps épuisé commençait à se désintégrer dans les flammes et, au moment de céder, je me rappelai les paroles de l'effrit. Je tins bon encore quelques secondes et alors que ma chair entrait en combustion sous mes yeux, je dis ; Bien ! Qu'il en soit ainsi, flammes ! Si je ne peux lutter contre vous alors prenez moi, je suis vôtre et je vous embrasse ! Et les flammes me prirent tout entier, mon corps et mon âme, dans une tempête tourbillonnante rouge et brûlante et soudain, mon maître, le vieux shaman, apparu.
Il s'avança vers moi et posa sa main sur mon épaule et la douleur cessa. Je me réveillai dans la yourte des Elitaïs, le corps noirci de brûlures et le cuir chevelu calciné. J'étais moi-même devenu un shaman capable de visiter le plan élémentaire du feu. Mon maître mourut quelques années après cet évènement, mais il profita de nos derniers moments en commun pour m'enseigner le reste de son savoir. Quand il périt, je portai son corps dans le plan élémentaire du feu pour que sa dépouille contribue à alimenter le grand feu primordial. C'était moi à présent le vieux shaman, celui qui formait les Elitaïs et les commandait sur le champ de bataille, moi qui observais et trouvait les jeunes prodiges parmi les enfants et c'était moi qui me rendais dans le plan du feu pour alimenter la flamme de notre clan. Mais cette puissance ne me suffisait pas, j'en voulais toujours plus.
Un jour, lors d'une embuscade, je devins prisonnier du Clan du Carillon. Ceux qui nourrissent des liens si étroits avec la mort que l'on se demande s'ils ne le sont pas eux-mêmes. J'étais une belle prise pour eux, et nul doute qu'ils s'en vanteraient auprès des autres clans de la Horde des Os. Bien qu'enfermé dans leur cage j'étais impénétrable à leurs attaques. Toutes les informations que l'on essaya de me soustraire restèrent cloîtrées dans ma cage thoracique, toutes les tortures auxquelles on me soumit n'y changèrent rien. Alors, le grand shaman du carillon vint visiter ma cage. Il cachait son visage sous une profonde capuche noire mais deux lueurs rouges perçaient de cette obscurité. Il tenait à la main un carillon aux longs tubes de métaux divers que je ne reconnus pas. Il frappa l'un deux avec un bâton de bois et lorsque le son se mit à résonner sous la yourte, sa voix profonde entama un chant guttural d'un autre monde. Les paroles se succédaient alors qu'il frappait les tubes et les faisaient vibrer dans une harmonie funeste.
Il savait qu'aucune souffrance physique ne pouvait m'atteindre, mais il perçait mon esprit de milles lames. A ça aussi je su résister, alors il décida de m'infliger la pire des souffrances et il m'emmena dans le plan des Abysses, cette terre peuplée de démons. [Les Abysses](location:ed1b8c8c-bd11-450f-960c-e65c642f1562) sont un des plans qui constituent l’Ensemble des Plans Inférieurs, le territoire de Makith. Quiconque s'y rend sans y avoir été préparé subit d'atroces souffrances. Le shaman au carillon savait cela quand il m’emporta dans ce lieu terrible avec lui. Autour de moi apparurent des collines de terres arides, des forêts de ronces, des volcans en éruptions et un ciel rouge constellé de nuages noirs. L'air était empli de souffre et brûlait mes narines, le bruit du vent portait les cris des esprits maléfiques qui avaient repéré mon âme torturée. Il me soumit au supplice là, pendant un temps infini. Combien de lunes cela dura-t-il ? Je ne saurais le dire, mes souvenirs se troublent à partir de cet instant. Mais le seul souvenir clair que je conserve est celui du moment où je l'aperçue. Je la vis à quelques lieux de nous, nette et brillante comme une flamme dans la nuit. L'ouverture.
J'appris plusieurs années plus tard qu'il s'agissait d'une entrée vers un des Sept Enfers. Celui d'Emanith la Façonneuse pour être précis. Et je vis au travers de cette entrée les flammes de la forge près de sa forteresse de chaire. Mais peu après les avoir aperçues je fus ramené dans le plan matériel. Des Elitaïs de mon clan avaient enfin réussi à trouver la cache où j'étais gardé prisonnier et ils réussirent à briser le sortilège qui me maintenait dans les Abysses. J'étais enfin libre mais mon esprit ne pensait qu'à une chose, retrouver les flammes que j'avais aperçues au travers de ce portail.
Quand je revins auprès de mon clan, je décidais de nommer un nouveau grand shaman. Je pouvais certes toujours combattre et évidemment j'étais en état de commander, mais j'étais fatigué. Fatigué et obnubilé par ces flammes que j'avais vues. Mais combien de temps me restait-il ? Très peu, j'étais déjà vieux, très vieux, mais je ne pouvais pas mourir sans avoir percé le secret de ce feu démoniaque. Ma retraite anticipée me permit de me consacrer corps et âme à cette quête, je passai des années à chercher comment retourner dans les Abysses. Chaque fois qu'un membre du Clan du Carillon était capturé je le torturais à mort pour lui extirper le secret du voyage dans les Plans inférieurs, mais ils mourraient sans me livrer la clé de ce savoir.
Le destin est joueur cependant, et un jour on me livra un prisonnier que je connaissais bien puisqu'il s'agissait de mon tortionnaire, le grand shaman du Clan du Carillon. Je le contrains à nous amener dans les Abysses et, celui-ci pensant pouvoir m'y combattre, s'exécuta volontiers. Une fois qu'il nous y téléporta je ne fis qu'une bouchée de lui et laissai sa carcasse encore fumante en pâture aux démons qui n'osaient plus s'approcher de moi. Je marchai alors silencieusement vers l'entrée du portail qui reliait les Abysses à l'Enfer d'Emanith la Façonneuse. La vision que j'eus de l'Enfer d'Emanith fut terrifiante, même pour moi qui avais déjà vu mon lot d'horreurs. Devant moi se dressait une forteresse immense façonnée dans la chaire de millions d'être vivants. Ses murs, ses coursives et ses créneaux suintaient du sang et déversaient dans l'air une odeur putride de charogne. Mais le pire était encore à venir, je réalisai après quelques instants que la forteresse tremblait, comme si elle contenait en son sein un cœur qui faisait vibrer ses parois.
Je croisai beaucoup moins de démons ici, mais beaucoup plus de serviteurs de chair et d'abominations innommables. Mais peu m'importait, j'étais venu pour le feu et je me dirigeai donc vers les forges d'Emanith. Je sentais les yeux qui grouillaient sur les parois des tours de la Forteresse qui me scrutaient tandis que je jouais avec le feu de la forge. J’apprenais à l'apprivoiser, à le faire mien. Comme je m'y attendais ce feu était bien différent du feu que j'avais déjà vu dans le passé, c'était le feu dont se servait Emanith pour façonner la chair. Cette chair lui servait à fabriquer des soldats qui iraient remplir la Légion de Makith qui se battait dans la Guerres d'Outreplans. Ce feu primordial dépassait de loin tout ce que j'avais pu connaître jusqu'à présent, c'était un outil des Primordiaux.
Je pense que cela dura des années, le temps qu'il me fallut pour enfin réussir à me faire accepter de ces flammes. Mais j'étais déjà vieux, si vieux, proche de la mort et je savais que je périrais dans cet Enfer. C'est alors qu'il apparut devant moi. Une silhouette grande et droite, deux longues cornes qui s'enroulaient en spirales sur le haut de son crâne et une serpe à la main. C'était un diable. Ces êtres maléfiques qui n'existent que dans les enfers et qui servent les Princes Démons. Leur seule qualité est qu'ils tiennent toujours parole, leur principal défaut est qu'ils sont avides. Quel bonheur que vous ayez enfin réussi à maîtriser les flammes d'Emanith, me dit-il, mais quel malheur que vous soyez déjà si vieux Temuge Otchigin ! Il vous aurait fallu bien plus qu'une vie pour profiter de ce nouveau pouvoir qui s'offre à vous, n'est-ce pas ? Et si je vous proposais un marché...
Je le regardais fixement. Rien n'est gratuit en ce monde, c'est une réalité qu'il faut bien avoir en tête, particulièrement quand on a affaire à un diable. Celui-ci m'expliqua les termes du contrat qu'il m'offrait. J'aurais le droit à la vie éternelle, tant que je ne me ferais pas tuer. Mon corps ne vieillirait pas plus et je pourrais continuer à apprendre à dompter ce feu si fascinant et à faire mien son pouvoir. Dans l'éventualité malheureuse où je mourrais de mort non naturelle, mon âme reviendrait alors dans cet Enfer où elle servirait les desseins d'Emanith. Alors qu'il me faisait l'exposé de ses conditions, je sentais les flammes démoniaques qui tournaient autour de moi. Plus je les voyais s'agiter, plus la tentation de disposer d'un temps infini pour les faire miennes était grande. Je regardai encore le diable, son visage incisif m'en rappelait vaguement un autre, puis soudain je fis le rapprochement. Je reconnus l'effrit qui m'avait permis de survivre par son conseil dans le plan élémentaire du feu. Quelle ironie, nous les néruviens pensons disposer du libre-arbitre mais nous ne sommes que des pions sur un échiquier dont les cases sont bien trop grandes pour qu’on puisse les voir !
Il perçut l'expression dans mon regard et sourit d'un air satisfait. Un parchemin avec le contrat écrit tel qu'il l'avait énoncé était apparu dans ses mains. Il me le tendit et me laissa le relire, puis il me tendit sa serpe et m'indiqua que je devais le signer de mon sang. Je lui lançai un dernier regard puis m'entaillai le bras avec la lame crochue de l'instrument, une goute ruisselai le long de mon poignet puis vint tomber sur le bas du parchemin. Son sourire s’élargit alors qu’il relevai les yeux vers moi. Nous nous reverrons bientôt Temuge Otchigin, mais pour l'instant profite du temps qui t'est imparti. Et le diable disparu dans un nuage de fumées noires.
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