E5 – La caverne des rêves

Par Nouméa- a.k.a. Fracasse
Illustration de couverture par Elsa - Instagram

General Summary

La nuit était tombée sur cette maudite forêt. Un froid mordant accompagnait la pénombre, comme une veuve escortée par ses démons. La Broche ressenti comme une main glaçante lui effleurer les épaules, il fut parcouru d’un frisson qui le gela instantanément. Fracasse frictionna le jeune garçon.

« Il faut trouver un abri pour la nuit et, regardant la Broche claquer des chicots, se réchauffer ne serait pas de refus non plus.
– Je pense qu’on pourrait trouver un endroit dans les hauteurs, Guérin pointa la colline à leur gauche, suivez-moi. »

La route était quelque peu escarpée, mais finalement notre bande d'aventuriers arriva à gravir sans difficultés le flanc du monticule. A croire qu’ils commençaient à devenir experts en vagabondage et plans foireux. Toutefois, quelques enjambées plus tard, ils trouvèrent un endroit assez discret pour monter le camp. Nèfle vit en un pin une parfaite tour de guet et l’escalada. Pendant ce temps, Fénésia incendiait le bois ramassé par Fracasse et La Broche profitait de la chaleur qui émanait du brasier. Au sommet de l’arbre, notre pantin comme une étoile sur un sapin de Noël, brillait par sa vision aiguisée. Il discerna parfaitement le campement des bandits et estima avec précision le temps de marche pour l’atteindre. Il aperçut également un fait intéressant et bien plus proche de ses prunelles : un nid quelques branches plus bas qui abritait 5 beaux et gros œufs.

« Mes amis, regardez ce que j’ai trouvé ! D’après mon esprit avisé, il s’agit d'œufs d’Hirontruches. Cela fera un excellent repas pour ce soir, lança Nèfle à peine les pieds posés à terre.
– Parfait, je vais nous faire une bonne omelette !
– Hé minute papillons ! Je vais en garder un … Fracasse prit gentiment un œuf tout juste acquis des mains de La Broche. Sous les yeux peu étonnés de ses confrères, car ils commençaient à connaître les fantaisies du géant, Fracasse glissa délicatement l'œuf dans sa besace en bandoulière et la positionna sur son torse chaud. Guérin et Eladan levèrent les yeux au ciel.
– Hum, et sinon as-tu vu autre chose d’utile Nèfle ? Demanda Fénésia.
– Oui tout à fait, notre destination se trouve à 1h de marche d’ici. Quand le soleil se lèvera, je pourrai aisément nous guider. »

Satisfaits de ces bonnes nouvelles, notre troupe s'installa près du feu pour se restaurer et profiter de ce moment sans affolement. Ils discutaillèrent longuement de légendes et d’histoires en toutes sortes. Guérin raconta comment il avait jadis été un chevalier brave et exemplaire et Fracasse ses exploits de taverne. Fénésia elle, partagea avec beaucoup de fierté son folklore propre aux enchanteresses, tandis que Nèfle pimentait ça et là les discours avec de juteux ragots. La Broche intervenait parfois, mais écoutait surtout toutes ces anecdotes et sciences révélées, avec la même attention qu’on lirait une encyclopédie rare. Ils étaient si bien portés par leurs chroniques, que nul ne fit attention au retrait étrange d’Eladan. La veillée se prolongea par un entraînement à la rapière, donné par Nèfle à destination de La Broche.

Un hululement de chevêche sonna la fin des convivialités. On éteignit le feu, arrangea ses affaires et petit à petit tout le monde alla se calfeutrer dans son hamac. Tout le monde hormis Nèfle et Fracasse, qui étaient les premiers désignés pour monter la garde. Ils se hissèrent en haut d’un gros rocher afin d’avoir la meilleure vue. Celle-ci était dégagée et la nuit douce était propice à la rêverie. Cela était si vrai que, lorsque Fracasse aperçut une ombre au loin, il ne se mit pas tout de suite en alerte. Il dû frotter ses yeux pour sortir de sa langueur.

« Nèfle, je crois voir bouger quelque chose à l’ouest.
Le pantin fronça le nez en essayant de voir un quelconque mouvement, mais il avait vraisemblablement perdu son talent de lynx dans la liqueur.
– Que vois-tu exactement ?
Le géant se concentra davantage.
– Je crois que c’est une sorte de poisson marcheur, il est à 20 ou 30 minutes d’ici je dirais.
– Moi je pense que tu as surtout abusé de la boisson, tout comme moi d’ailleurs ! » Les deux amis se regardèrent et complices, rirent gaillardement de l’hallucination de Fracasse. Pendant ce temps, le poisson marcheur poursuivait son chemin et Nèfle, qui pour rien au monde ne voulait perdre la face, se félicitait silencieusement de sa petite entourloupe. La nuit continua ainsi, rythmée par les discussions, les rires et les relais de garde.

Notre charmante compagnie se réveilla aux premières lueurs du jour, attisée par la rosé et l’envie de pissouiller, propre à chaque matin. Guérin fut le premier à se lever. A la recherche d’un endroit accueillant pour changer l’eau des olives, il est soudain pris d’un doute.

« Il manque pas quelqu’un ?
– Humfgr, qu’est-ce que tu dis ? grommela Fénésia.
– J’ai l’impression qu’on n’est pas au complet, voilà tout.
Fénésia s’étire, baille et, malgré son agacement, commence à compter ses voisins de couche.
– Toi, moi, La Broche, Nèfle et Fracasse. Je ne vois pas où est le problème. Occupe-toi plutôt d’équiper Grand Galop, on va pas traîner.
– Bon, j’ai dû rêver. »

Peu à peu, tout le monde fut debout, affairé à ses tâches quotidiennes. Nèfle et Fénésia montèrent une dernière fois sur le gros rocher afin de mémoriser, de jour, le trajet à faire. Puis ils rejoignirent les autres. La Broche, un peu à l’écart du tumulte, semblait songeur. Il resta ainsi immobile plusieurs minutes.

« Eladan ! Finit-il par crier. C’est Eladan qui manque !
– Bien joué petit ! Je savais bien que je ne perdais pas la boule.
– Ce n’est pas drôle Guérin, on a perdu Eladan !
– Oui enfin pour ce qu’il apportait au groupe … Fénésia fusilla le chevalier du regard.
– On doit le retrouver, ordonna-t-elle.
– Nous n’avons qu’à suivre ses traces et voir où elles nous mènent, proposa Nèfle. »

Sans attendre, le pantin libéra son instinct de pisteur et se mit à la recherche du moindre creux suspect dans le sol. On le vit ainsi faire plusieurs tours en silence.

« Il n’y a aucune trace.
– Comment ça ? Tu es sûr d’avoir bien regardé ? S’énerva Fracasse.
– Oui, oui… Et devant la mine perplexe de ses amis il ajouta : je suis aussi embêté que vous, mais croyez-moi, il s’est littéralement volatilisé. »

Tout le monde se regarda, cherchant dans le regard du voisin une idée, un plan, n’importe quoi pour retrouver l’adolescent. C’est finalement Nèfle qui brisa le silence : « Bon, on n’a visiblement aucune piste, allons délivrer Huria, nous trouverons certainement des indices sur la route. » Soulagée de ne pas avoir à se creuser les méninges outre mesures, et peut-être aussi de ne pas se coltiner Eladan, notre petite troupe écouta sans broncher les saintes paroles du pantin et entama sa marche vers le camp des bandits.

Cela faisait bien une demi-heure que nos compagnons avaient quitté le lieu du bivouac, avec Guérin en tête de file. A présent bien enfoncés dans les bois, il était de plus en plus difficile de progresser tant la végétation était dense. Une bâtisse avait pourtant été érigée là, parmi les innombrables feuillus.

« Halte mes gueux ! Poste de chasse à midi, baissez-vous !
– Nous ne sommes pas tes gueux, Guérin ! Répondit, irrité, Nèfle, avant de poursuivre : Je vais partir en éclaireur, attendez-moi ici. S’il y a un problème, imitez le cri du Troglodyte mignon. »

Le pantin de bois se faufila et disparu dans la flore, telle une nymphe rejoignant son élément.

« Sincèrement, je ne sais pas où vous êtes allé chercher une cabane, il n’y a strictement rien ici !
La Magicienne toisa le géant.
– Non Fracasse, “à midi” ca ne veut pas dire “regarde le soleil droit dans les yeux pendant 5 minutes, avec un peu de chance tu vas finir par avoir une vision trouble d’un poste de chasse avant que tes globes ne fondent et que tu ne termines aveugle à vie".
– Hey ! Fallait être plus clair ! »

Entre-temps, Nèfle avait atteint la structure sylvestre. Le poste était perché dans un chêne et il fallait emprunter une échelle pour y entrer. Le pantin grimpa et se retrouva en un rien de temps à hauteur de deux individus. « Fichtre ! » pensa Nèfle. Il tenta de s’introduire discrètement à l’intérieur, mais ouvrir une porte, même lentement, ne suffit pas quand la seule pièce existante est celle donnant sur l’entrée. Les deux brigands, un homme et une femme, observèrent déconcertés le petit être qui venait de passer la frontière de leur territoire. Nèfle, comme une souris prise au piège et dont la seule issue reste l’attaque, s’élança à travers le foyer sous les yeux écarquillés de ses habitants. Dans sa course, il se saisit du cor posé sur la table et le jeta par la fenêtre. Oubliant définitivement tout bon sens, il déchaîna alors son courroux en poussant un cri guerrier. Il fit volteface, sortit son couteau et allongea son bras pour planter l’ennemi.

Du moins, c’est ce qu’il aurait aimé. En rouvrant les yeux, il comprit que la pointe n’avait même pas effleuré la tunique de la femme. Pendant qu’il constatait son échec, Il sentit soudain son col se serrer et ses pieds décoller du sol. “Bah alors petit vermisseau, on veut s’amuser ? L’homme qui le soulevait d’une seule main, un grand gaillard barbu à l’hygiène discutable, ajouta : Tu veux que j’t’apprenne les…” Mais il s’interrompit aussitôt, sembla dans la lune, et s’écroula raide par terre. La greluche cria.

Dehors, la magicienne qui avait suivi la scène par l’ouverture de la fenêtre, venait de lancer un sort de sommeil.
« Merci Fénésia, tu me sauves la mise !
– Avoue-le, tu n’es rien sans moi ! »

A quelques dizaines de mètres du poste, notre petite compagnie commençait à s’impatienter. Fracasse se baissa à hauteur de la Broche : « Ça craint du boudin là-bas, tiens prends l'œuf, et surtout ne l’agite pas trop… C’est pas bon pour la croissance.” Il lui donna la sacoche qui contenait le précieux embryon, avec autant de solennité qu’il en fallait et se redressa, la hardiesse dans le regard. Il prit de l’élan et courut si vite qu’il pourfendit les airs, prenant même appuie sur les arbres à la verticale. On aurait dit un sanglier avec des ailes. Guérin suivit Fracasse dans sa lancée et enfourcha Grand Galop. Tous deux allèrent ainsi à vive allure, telles des flèches perçant le ciel, vers le lieu de l’attaque. Ils arrivèrent à peu près en même temps, Fracasse à la fenêtre et Guérin en bas de l’échelle. Alors que le géant arma son poing, une boule de feu passa juste à côté de son visage, lui chatouillant les oreilles. Elle termina sa course au fond de la cabane, emportant avec elle un bout de chair provenant de l’épaule de la femme.

« Aaargh mon épaule ! Du sang, partout ! …
– Et c’est pas fini ! »
Fracasse lui envoya son meilleur gnon et des chicots volèrent dans tous les coins de la pièce. Guérin qui était juste derrière, donna le coup d’épée fatal, dans le plancher.
« Hé hé, c’est une technique de diversion bien-sûr…
– Ça aurait été bien si ta technique permettait de tuer cette bougresse ! »

L’ennemie saisit sa chance et tenta un énième coup de poignard sur Nèfle. Mais alors que le pantin se préparait à riposter, une deuxième boule de feu jaillit de la fenêtre et pulvérisa la face de la gueuse. Le corps sans tête tomba sur le sol, parmi le sang et les tissus humains. « Je l’ai eu ? Demanda la voix par la fenêtre.
– Hum, oui oui, tu ne l’as pas loupé ! Répondit Nèfle, quelque peu sous état de choc.
– Ah super, la prochaine fois je viserai la tête ! »
De l’autre côté de la pièce, Guérin s’appliquait à ligoter l’homme endormi. Il lui donna une calotte pour le réveiller.
« Où est ton chef ?
– Et combien êtes-vous ? Intervint Nèfle, souhaitant chasser de son esprit l’image de la tête explosant. Mais à ces questions, l’homme ne répondit pas.
– Tu sais, Guérin marqua une pause, on peut malencontreusement te blesser et te laisser te vider de ton sang si tu préfères…
– C’est bon, c’est bon, je vais vous dire. Il sembla soudain prendre conscience du sort qui a été réservé à sa compagne et de celui qui l’attend s’il ne se montre pas plus coopératif. On est une quinzaine, environ.
– Quel est le moyen le plus discret pour entrer dans votre camp ? Continua Nèfle.
– Y’a un passage caché derrière une cascade. Mais, ne me faites pas de mal, pitié !
– Je ne sais pas ce que tu en penses Nèfle, mais moi je ne le crois pas.
– Consentirais-tu à nous dire la vérité si je te rends ceci ? » La magicienne venait de monter au poste pour voir le résultat de son travail, dont elle fut soit dit en passant très satisfaite, et avait trouvé un saucisson avec un cœur et des initiales gravées sur la peau. Elle supposa que cette charcuterie, aussi étrange que cela puisse paraître, avait une valeur toute particulière pour leur prisonnier.
« Oh non ! Je vous en supplie ! C’est notre saucisson fétiche à Guillemette et moi… Enfin, c’était… Le brigand éclata en sanglot comme une jouvencelle... Oh Guillemette ! Ma Nieulle, ma tourte aux fruits secs, mon pasté de poires, qu’est-ce qu’ils t’ont fait !
– Réponds ! S’impatienta le chevalier, l’odeur du porc me donne faim.
– Je ne vous mens pas ! Pourquoi vous mentirais-je ? J’ai perdu la prunelle de mes yeux, ma Vénus, ma bien aimée, mon ver luisant qui me guidait dans la pénombre de mes tourments !
– J’en ai assez entendu, je ne vous pensais pas capable d’autant d'élucubrations pathétiques ! Allez, on le fout dans un buisson avec sa chenille et on n’en parle plus ! »

Exauçant sans attendre le souhait de Fénésia, Guérin et Fracasse prirent les deux brigands sur leur épaule et les transportèrent jusqu’à un bosquet bien fourni. Le chevalier en profita pour terminer d’arranger l’homme, c'est-à-dire qu’il le bâillonna. Mais en voyant le bougre défiguré de chagrin, il fut pris de pitié et lui accorda une faveur en plaçant le sauciflard entre sa femme décapitée et lui.

« Bon, maintenant qu’on sait où aller et comment, ne tardons plus. »

Tous acquiescèrent et emboitèrent le pas du pantin qui avait pris la tête du cortège. Ils s’approchaient à présent dangereusement du camp des bandits et, l’espéraient-ils, de leur chère Huria. Alors qu’ils étaient sur le point d’arriver, les fines narines de Fénésia détectèrent des effluves familières.

« Hum, je connais cette exquise effluence.
– Tu parles de la fumée blanche là-bas ? Demanda La Broche, en pointant du doigt une poignée d’hommes s’adonnant aux plaisirs de la fumette.
– Bon dieu, on y est, baissez-vous !”
Nèfle abaissa ses amis à hauteur d’herbe. Il s’agissait de se faire discret afin d’observer la scène à son aise.
“Hum, oui, c’est effectivement la senteur que j’ai reconnue… En revanche, je vois aussi que ces jeunes gens portent des habits inhabituellement trop grands et colorés, et j’entends aussi de la musique folklorique… Mais oui bien-sûr ! La Broche, se sont des festivaliers !
– D’accord, mais…
– J’ai une idée, on va se faire passer pour des mages et leur offrir le plus beau spectacle qu’ils n’ont jamais vu et par la même occasion une magnifique diversion, N’est-ce pas Nèfle ?
– Ça pourrait fonctionner, Guérin, Fracasse et moi passerons donc par la cascade tandis que le petit et toi occuperez les potentiels fouineurs avec vos acrobaties.
– Alors c’est tout vu, viens on va se préparer ! »

La magicienne entraîna La Broche derrière un grand pin et sortit de sa tunique un petit coffret serti de pierres précieuses. “C’est ma boîte à maquillage, dit-elle à La Broche comme elle confierait un secret à une amie, tu ne dois pas avoir l’habitude de mettre ça, mais, je ne sais pas comment dire, je pense que ça t’ira très bien.” Fénésia avait une palette impressionnante de couleurs. Elle appliqua avec habileté ses poudres et autres baumes sur le visage du garçon. Quand elle eut terminé, celui-ci arborait un masque bleu aux reflets métalliques prenant tout le haut de son visage. Il en fut stupéfait. Puis Fénésia s’occupa d’elle avec une efficacité qui forçait l’admiration. Contrairement à La Broche, son maquillage était plus longiligne, avec une bande verticale orange brûlée qui lui traversait le visage.

« Si on te le demande, ton nom de scène est Hirondelle. Quant à moi, je me ferais appeler Cigogne.
– Entendu. » Le garçon répondit distraitement. Il était absorbé par son reflet dans le miroir, regardant son visage sous toutes les coutures.

Fénésia et La Broche rejoignirent leurs compagnons. Tous purent admirer leur maquillage et valider les talents de la magicienne. Il se scindèrent ensuite en deux groupes, comme le plan le prévoyait, les faux mages se dirigeant vers l’entrée principale du camp et les trois hommes, qu’ils fussent de chair ou de bois, vers le chemin dissimulé. La magicienne et le garçon devaient emprunter un pont où traînaient des sortes de saltimbanques avec des arcs. L’un d’eux pointa son arme sur nos deux amis. « Qui va là ? C’est une fête privée.

– Nous sommes des mages, je me nomme Cigogne et lui c’est mon petit frère et apprenti, Hirondelle. On nous a fait venir pour donner un spectacle exceptionnel de feu et de flamme, si je peux me permettre.
– Hum, vous venez pour la princesse alors ? Il jeta un regard complice à son voisin, notre chef semble vouloir impressionner sa gente dame !
– C’est exact ! Nous avons hâte d’honorer leur amour de notre art.
– Bon, ça suffira, cela ressemble bien à l’extravagance de Sarasse, je vous en prie. » Les hommes se décalèrent aussitôt pour les laisser passer.

Nos deux comédiens amateurs laissèrent s’échapper un soupir de soulagement. Ils avaient franchi ce premier point de contrôle plutôt aisément et force est de constater que leur apparence était crédible. Ils pouvaient à présent s’enfoncer dans le camp en toute confiance. Ainsi, les derniers feuillages aux abords du pont dépassés, nos deux amis purent découvrir toute l’envergure de cet événement. La plaine accueillant les festivités était de la superficie d’un petit hameau. A l’ouest, une roulotte arrangée en bar à bière attirait une bonne tripotée de festivaliers. Juste à côté, quelques feuillus avaient permis l'installation de hamacs qui profitaient soit aux bonhommes trop saouls, soit à ceux fatigués par les danses ou le chanvre. A l’est, des marchands itinérants vantaient les vertus de leurs produits. Une tente qui affichait l’enseigne “Chasse-Poulet” proposait poules, coq, dindes et dindons destinés à l'élevage, une autre qui portait le nom vendeur de “Sup’Hair Beaux” élaborait des coiffures abracadabrantesques aux plus insouciants. Enfin, le centre était réservé aux musiciens, spectacles, danses et improvisations en tout genre.

Tout au fond, se trouvait l’entrée de ce qui semblait être une caverne.
« Huria pourrait bien être à l’intérieur, tiens-moi la main on y va.
– Heeeeey gente dame et gentil damoiseau, Ô mais que vous avez là une belle toilette ! On aurait dit des fées, deux aériennes et magnifiques fées ! J’ai toujours rêvé de rencontrer vos semblables, et ça, ça se fête ! Allez, trinquez avec moi … S’il vous plaaaait !
– Heu, oui d’accord. Fénésia attrapa à contre-coeur la chope que lui tendait l’homme vraisemblablement très heureux.
– Et une pour le petit bonhomme fée ! Le bougre avait caché un deuxième breuvage derrière son dos.
– Non merci, je suis trop jeune.
– Boarf, qu'est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Tu sais, à ton âge je…
– Allez trinquons mon cher ami !
– Hé hé hé, bien parlé ! »

La magicienne fit cogner sa bière contre celle du soulard et fuit rapidement ce guet-apens avec La Broche. Même si leur grimage leur conférait adoration et une raison à leur présence, il ne fallait pas tenter le diable ni perdre l'objectif de vue.

En se faufilant habilement dans la foule, ils arrivèrent devant l’entrée de la caverne sans autres interactions malvenues. De là où il se trouvaient, ils pouvaient déjà apercevoir quelques contours de la cavité. Des statuts et autres objets sacrés dédiés à la divinité Kalester étaient disposés soigneusement sur des étagères faites d’or et de marbre blanc. Des décorations murales représentant un soleil stylisé, probablement le symbole de la déesse, ornaient l’enceinte de la grotte. Nos deux prétendus mages s'avancèrent prudemment à l’intérieur. A une dizaine de mètres d’eux, un autel ouvragé de soleils et d’élégantes arabesques couronnait la salle. Ils virent au pied de ce riche monument des étoffes rouges chatoyantes, des coussins et un pied qui dépassait entre deux silhouettes endormies. Un râle caractéristique retentit du côté du pied solitaire, puisque celui-ci vibra sous l’effet de la puissance du grognement.

« Je reconnais ce ronflement ! Fénésia et La Broche accoururent à la source du son. Huria ! J’ai trouvé des plateaux d’argent !
– Mais on n’a pas trouvé de…
– Chuuuut, c’est une technique pour qu’elle se réveille !
– Ça n'a pas l’air de marcher.
Mais la barbare semblait soudain s’agiter dans son sommeil.
– Ettore Del Pesce te cherche !
– Je peux vous aider mademoiselle ? »

Ces mots d’une provenance inconnue glaça le sang de la magicienne. Elle se tourna, méfiante, vers l’homme qui venait de lui adresser la parole. Celui-ci était grand, 1m80 à vue d'œil. Il possédait un charisme que seul l’âge et l’expérience peut offrir. Sa présentation distinguée et ses cheveux poivre et sel étaient, à n’en pas douter, ses meilleurs atouts.

« Je me présente, Sarasse. Puis-je connaître vos noms ?
– Enchantée Sir, je me prénomme Cigogne et voici mon apprenti Hirondelle. Nous sommes mages.
– Ah, voilà qui est intéressant ! Vous avez prévu une représentation je présume ?
– Oui, un spectacle incandescent pour être plus précis.
– J’adore la chaleur du brasier, vous ne pouvez pas me faire plus plaisir ! Le chef des bandits prit un air satisfait. Est-ce que je peux vous ouvrir du vin pour l’occasion ?
– Hum, oui, volontiers, comment refuser ? La magicienne commençait à se demander si on n’en voulait pas personnellement à sa sobriété.
– C’est un grand cru, je l’ai fait venir par bateau depuis Médéssim spécialement pour l’occasion.
– C’est vrai que c’est une belle fête. Osa La Broche.
– Hahahaha ! Une belle fête ! Je t’aime bien toi ! Il frappa l’omoplate du garçon. Si pour toi le mot “fête” signifie “mariage” alors oui, c’est une très belle fête ! »

Fénésia se demanda soudain si la princesse évoquée tout à l’heure par les bandits n’était tout bonnement pas leur Mamma. Il lui vint alors milles questions, en quoi Huria est-elle une princesse ? L'a-t-on vraiment enlevée ? Pourquoi ne leur avait-elle jamais parlé de ce mariage ? Pourquoi est-elle en train de se taper sa meilleure sieste alors qu’elle est censée se préparer ? Beaucoup de questions et si peu de réponses. La magicienne trouvait la situation on ne peut plus étrange et ce présumé Sarasse ne lui inspirait guère confiance.

« Allez ne restez pas ainsi les bras ballants, en ce jour mémorable vous êtes mes invités ! Sarasse servit un verre de vin à Fénésia. Je vous en prie, venez vous joindre à nous. Il leur désigna ainsi une table abondamment garnie de mets tous aussi appétissants les uns que les autres. Nous serons plus à l’aise. »

Fénésia et La Broche, ne pouvant décliner une si délicieuse invitation, acceptèrent de s'asseoir à côté de Sarasse. Ils purent goûter à quelques amuses-bouches, mais rapidement l’impatience du chef des brigands se fit sentir. Il était temps d’enflammer la foule.

Cigogne et Hirondelle s'avancèrent alors vers le centre de la plaine et annoncèrent la levée de rideau. Les convives absorbés par les danses de la mage amatrice, n’ont vu que du feu, littéralement. Les pirouettes et la grâce insoupçonnée du supposé apprenti ont également fait leur petit effet. Le tout en a, sans nul doute, impressionné plus d’un.

Pendant ce temps-là, à l’ombre des festivités, Nèfle, Guérin et Fracasse avaient suivi un petit chemin de terre qui devait les mener à la cascade décrite tantôt par le brigand, depuis veuf. C’était Nèfle qui avait osé passer les chutes d’eau en premier. Il découvrit derrière le voile de la source, une cavité somptueusement décorée et, sans le savoir, il foulait la même terre battue que Fénésia quelques minutes plus tôt. Comme elle, il pu constater la présence énigmatique d’âmes ronflantes sur de, certes beaux, mais peu confortables tapis. Il passa à nouveau son bras à travers le flot et fit signe à ses deux compagnons de le suivre. Quelques tonnes d’eau sur la tronche plus tard, tout le monde était rapatrié. Notre petite troupe de loustics mouillés pouvait entrevoir l’entrée de la grotte et par la même occasion quelques jets de flammes provenant des mains de la magicienne.

« Parfait, Fénésia fait diversion avec La Broche, cela va nous laisser le temps d’explorer les lieux !
– Pas besoin. Fracasse montra à Nèfle la masse léthargique située sous leurs yeux.
– Il va falloir la réveiller…
– Sans blague ! Guérin écarta le pantin de son chemin et s'accroupit devant Huria. Réveille-toi ! Mais nom d’une mouette crottée réveille-toi Huria ! Le chevalier secouait si fort la Mamma qu’elle balançait d’avant en arrière comme une vulgaire poupée de chiffon. Mais alors que n’importe qui serait sorti de sa torpeur et aurait mis une mandale à Guérin, elle n'eut aucune réaction. Reconnaissant l’inefficacité de sa technique, le chevalier innova et tenta de la soulever. Mais rien ne se passa, pire, Huria pesait à présent le poids d’un dragon de 8 semaines. Autant dire que même un lutteur surentraîné ne pouvait ne serait-ce que la bouger. Mais c’est à n’en rien comprendre ! S’écria Guérin.
– Je ne pense pas que la manière forte soit la solution. Ce médaillon, je ne l'avais jamais vu avant … Huria portait effectivement un pendentif discret en forme de soleil autour du cou, ce qui était assez inhabituel pour la barbare qui préférait davantage les bijoux ostentatoires avec de grosses pierres précieuses. Attiré par cette curiosité, Nèfle avança sa main pour s’en saisir. Mais si tôt l’avait-il effleuré qu’une lueur jaillit du soleil doré. En moins d’une seconde, le pantin avait disparu.
– Quoi ! Que ? Qu’est-ce qu’il vient de se passer là ?! Où est Nèfle ?
– Ça ne me dit rien qui vaille ! En cherchant des yeux le pantin, comme si celui-ci leur avait fait une bonne farce et allait réapparaître d’un moment à l’autre, Fracasse vit La Broche courir vers eux l’air affolé. Que fais-tu ici ? Tu n’es pas censé faire diversion avec Fénésia ?
– Si, mais, le garçon tentait de reprendre son souffle, elle m’a envoyé pour vous dire que les personnes endormies ici sont pleins de sorts d’illusion. Elle s’en est aperçue en lançant un sortilège discrètement pendant qu’on dansait.
– Alors ça veut dire que Huria n’est pas vraiment là, ou en tout cas pas de cette façon, et là où elle se trouve elle est peut-être en danger ! Sans attendre, le chevalier se pencha au-dessus de la Mama et d’un geste précis propulsa avec ses mains une fine lueur argentée. La magie protectrice se diffusa et engloba rapidement tout le corps de Huria. Brusquement, elle se redressa.
– Réveille-toi ! Et Guérin disparut à son tour.
– Mais c’est quoi ce bin's, je n’y comprends rien ! Fracasse prit un petit moment pour réfléchir. Quoi qu’il en soit, Guérin a dit que Huria était sans doute en danger et lui ainsi que Nèfle sont on ne sait où. Le seul moyen de les retrouver est de les suivre et qui sait, peut-être que Huria y sera aussi. La Broche, retourne auprès de Fénésia et dis-lui de toucher le pendentif d’une personne endormie. Elle va sûrement te poser des questions mais ce serait trop long à expliquer, il va falloir qu’elle me fasse confiance. C’est compris ?
– Compris ! »

Le garçon s'exécuta et transmit le message à la magicienne. Comme Fracasse s’y attendait, elle s'interrogea et lança un regard perplexe au géant. Voyant son embarras grandissant face à cette situation pour le moins confuse, Fracasse leur fit signe de venir à tous les deux. Pas le temps de s’étendre sur le sujet, le géant prit la main de La Broche qui lui-même tenait celle de Fénésia et, tout en prenant une grande inspiration, toucha le pendentif de La Mamma. Ils se volatilisèrent soudain en un claquement de doigts, comme leurs prédécesseurs.

Quelques secondes plus tard, nos trois amis légèrement sonnés ouvrirent leurs yeux sur les mêmes murs de pierre qu’ils côtoyaient tantôt. Rien n’avait changé, au détail près qu’une grande femme blonde et baraquée était penchée sur eux et semblait leur parler. « Réveillez-vous ! Mais allez c’est pas possible, je vous en supplie réveillez-vous !
– Hum, quoi ? Qu’est ce qu’il se passe ? Répondit Fracasse encore vaseux.
– Ah enfin, c’est pas trop tôt ! Allez mon poulet on se remue et on vient aider sa Mamma maintenant ! »

Le géant se frotta les yeux et examina la scène. Nèfle et Guérin étaient là aussi, à une quinzaine de mètres d’eux, avec à leurs côtés une poignée de brigands. La masse d’hommes s’agitait de manière incompréhensible. Ce n’est qu’après qu’il aperçut l’immense créature qui se tenait en face d’eux, une guenaude des plus immondes et des plus grosses. Elle devait faire au moins 2 mètres de haut. Sans réfléchir et animé par son instinct paternel, Fracasse se releva, souleva La Broche qui terminait à peine d’émerger et l’éloigna du danger. Entre-temps, Fénésia était sorti de sa torpeur et avait rejoint le combat.

L’affrontement se complexifiait au fur et à mesure que les hommes tombés se multipliaient. Ils n’allaient plus tenir longtemps. Nèfle, comprenant que leur fin était proche, eut soudain un éclair de lucidité.

« Huria ! Il poussa si fort sur sa voix que son cri masqua les hurlements de terreur de ses compagnons d’armes. La barbare se retourna vers Nèfle. Mets ton pendentif sur l’autel ! » Mais, interloquée et pleine d’effroi, elle fut incapable de réagir. Alors, le pantin n’écoutant que son instinct, se fraya un chemin à travers la foule et les morts pour la rejoindre. Il lui arracha le collier du cou et couru le déposer sur le monument religieux. Une lumière chaude émana subitement du pendentif à l’apparence de soleil. Il était ainsi en tout point semblable à l’astre original. Puis les rayons devinrent progressivement plus intenses, si bien que Nèfle dû se cacher les yeux. Bientôt, tout le monde fut aveuglé et se retrouva contraint de déposer les armes.

On eût cru que c’était la fin. Mais la lumière, si elle brûlait la rétine des hommes, était mortelle pour la guenaude. Un cri strident et comme venu des enfers se libéra du corps de la créature. Puis la lueur s’estompa peu à peu, à la manière dont elle était apparue. La compagnie de la Sorcière Découpée ainsi que les brigands purent ainsi découvrir la guenaude carbonisée, fumante et recroquevillée sur elle-même. Il s’en dégageait une odeur de cadavre nauséabonde. Le gouffre venait enfin de se refermer sur le feu éternel. On applaudit alors et on se prit dans les bras, pleurant les hommes tombés au combat mais heureux d’embrasser les survivants.

Sarasse se dirigea vers nos compagnons encore sous le choc :
« Oh mes chers amis, merci, merci d’avoir été là ! Mais vous, il posa ses yeux sur Nèfle, comment avez-vous su ?
– C’est simple, le pendentif que portait Huria représente le même symbole que celui gravé sur l’autel. En temps normal, une guenaude ne peut entrer dans un temple, car il émane de celui-ci une magie protectrice. Je me doutais bien que quelque chose avait été soit détériorée, soit déplacée. Finalement, c’est la deuxième hypothèse qui s’est avérée juste.
– Vous êtes trop humble, vous nous avez sauvés ! Je vous en serais éternellement reconnaissant, ainsi qu’à vos compagnons qui nous ont tant aidé lors de ce combat acharné.
– Mais, puis-je vous poser une question ? Pourquoi Huria portrait précisément ce bijou ? L’intéressée débarqua en trombe.
– Ah que c’est bon de vous revoir mes petits chéris ! Mais dis-moi Nèfle, tu pourrais t’adresser directement à moi ! Ce mÂgnifique ornement, que dis-je ce chef d'œuvre, m’a été offert par ce bel et fort étalon ici présent comme cadeau de mariage. Tout en s’exprimant sur le sujet, la barbare battait des cils en dévorant du regard le chef des bandits.
– Pour tout vous avouer, poursuivit Sarasse, l’empire a mis la tête de Huria à prix. La prime étant très correcte et c’est un euphémisme, j’ai eu pour projet de l’enlever afin de me constituer un petit patrimoine. Mais, comment résister à cette exquise créature ? En lui ligotant ses fins poignets, j’ai été bouleversé par la douceur de sa peau de lait et quand j’ai entendu ses premières injures sortir de ses lèvres cerises, mon cœur a tout simplement cessé de battre. Je suis littéralement tombé amoureux de ma propre prisonnière, le comble pour ma personne ! Mais la vie est faite d’aventures et j’ai décidé d’accepter celle-ci.
– Ecoeurant ! Intervint Eladan.
– Eladan ? S'écrièrent en chœur Guérin, Fénésia, Nèfle, Fracasse et La Broche.
– Sincèrement, vous êtes de piètres aventuriers. Tous, vous avez été tous ensorcelés par la Guenaude ! Heureusement que je ne suis pas resté trop près de vous, comme l’aurait voulu mon père, sinon c’était fini pour moi aussi. »

Soulagés d’être sortis vivants de cette mésaventure et de constater que leur Mamma restait fidèle à elle-même. La compagnie de la Sorcière Découpée rassembla ses bardas pour reprendre la route. Sur le chemin du retour, ils croisèrent les mêmes arbres et les mêmes pierres que tantôt, ils virent également un saucisson gisant, seul, non loin de liens déchiquetés.


Cover image: Fénésia and Massimila dancing at the fair by Elsa

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