Ludivine a pris de son temps de voyage en pellerinage pour écrire plusieurs lettres, alors qu'elle se retrouvait seule la nuit. En voici quelques unes.
La première que Ludivine compose, après un verre de vin, s'écrit rapidement, presque sans s'arrêter pour y réfléchir tant les mots venaient d'eux-même:
" Rémi,
Charmant Rémi,
Si vous recevez cette missive, les chances sont que je sois sombrée dans l'oubli.
Je ne me suis jamais permis de vous livrer ces mots, mais je crois que vous méritez de les recevoir maintenant que je ne suis ni un souvenir, ni même part de cette existance. L'oubli est un vil mal de notre monde...
Je suis Ludivine, j'ai été votre Ludivine, le temps d'une saison... Nous nous sommes rencontrés lors du grand congrès du Candélabre de Neustrie, où mon oncle m'avait envoyée, en 24TE. Vous étiez si charmant, vous m'aviez pris sous votre aile et m'avez appris tant de choses. Vous m'avez permis de m'ouvrir sur le monde et de voir autre chose que la forêt du Marquisat ou que tout ce que je connaissais à l'époque. Vos récits de voyages m'ont fait rêver, j'espère que vous en avez cumulé d'autres depuis le temps... D'ailleurs, au moment d'écrire ces mots, je me demande toujours si mes écrits vous trouveront...
Vous étiez si doux, et bon, et agréable. Nous étions la braise et le vent, un feu ardant, nous nous consumions dans une passion indescriptible, le souffle court, les mots manquants. Un grand bonheur qui faisait s'arrêter le temps. Tout semblait immobile et le monde arrêtait d'avancer lorsque nous nous retrouvions. Je ne vous ai jamais revu, nous ne nous sommes jamais revus. Le chagrin que j'ai dû cacher et chasser lorsque vous avez repris la mer a clairement teinté celle que je suis devenue, me croyant dès lors incapable de m'amouracher à nouveau de peur d'avoir le coeur en miette une fois de plus. Vous avez comblé un vide immense et d'une telle intensité qu'aucun homme n'a pu égaler, jusqu'à tout récemment.
Je sais que vous avez votre femme, votre vie, votre descendance, mais ce bonheur, cet extase se devait d'être nommé et je n'aurais jamais osé vous livrer ces mots de mon vivant. J'espère que vous retrouvez une parcelle de ce bonheur dans votre quotidien. Je vous souhaite le meilleur.
Bellator et Tempestas simul omnia superant quae in via hominibus obstant
Pace sine tempestate non est
Tempes sine Pace non est
Ludivine"
Puis rapidement, du moment où elle relit sa lettre à Rémi, elle pense au baronnet, avec un petit sourire aux lèvres, mais elle se dit que ça peut attendre, et ses pensées se dirigent vers son père, le grand Justinien d'Auralé. Oui, ce serait sa prochaine lettre... Ludivine prend une grande inspiration et se laisse guider d'instinct:
"Père,
Si vous lisez ceci, c'est que tout comme mon frère, Armand, je suis maintenant dans l'oubli. Ne vous en voulez pas. Tout comme vous ne devriez pas porter le fardeau du Mat du lion. Vous avez défriché ces terres, vous avez bravé tant de choses, vous avez mené et tenu des guerres sur tous les fronts et vous avez fait grandir et reconnaitre le nom Auralé. Vous devriez avoir droit à un répit décent. Droit à une descendance digne qui saura prendre le relais avec la même humilité que vous.
Père, j'aurais aimé oser vous porter ces mots avant que l'innévitable arrive, mais les Huit en auront décidé autrement, alors les voici. Je vous aime.
Vous êtes un héro, vous êtes le héro d'un peuple, de toutes les générations passées et présentes de Neustrie et, espérons, de celles à venir. Ne vous laissez pas abattre. Tel le Protecteur, tenez vous debout, droit et fier. Je sais que vous avez foi, que les Huit sont avec vous et ce n'est pas parce que l'oubli et l'armée éternelle vous auront pris deux de vos enfants qu'il faut baisser les bras, ces enfants sont de votre sang, avec votre fougue et votre instinc après tout... et je sais que vous ne fléchirez pas. Telle est la force des Auralé.
Père, je n'aurai jamais eu l'occasion de m'assoir avec vous comme auront pu le faire Armand, Marianne, Guillaume et Théophile... Ou même Henri et Colombe, mais il n'y a pas un jour, d'aussi loin que je me souvienne où je ne pense pas à vous, à tout ce que vous avez accompli pour le peuple, pour la Neustrie et pour le monde. Vous êtes un exemple de vaillance, de bravoure, de morale et d'empathie. L'humanité a besoin de gens comme vous, qui malgré les défis et les embuches, n'allez jamais vers la simplicité, ne pliez jamais et n'optez pas pour la corruption trop facile de ces terres.
Père, nous avons eu que trop peu d'occasion d'échanger, mais sachez que je sais maintenant, je comprends à quel point préparer un front est demandant, et je vous assure que j'étais entre d'excellentes mains et mon éducation, je crois, a porté fruits. Mon oncle Conrad a su m'apprendre les bases de la noblesse, du clergé et tout ce dont j'avais besoin pour avancer. Je vous suis grandement reconnaissante d'avoir osé lui confier ma vie.
J'aimerais tant que vos succèsseurs parviennent à faire briller le nom Auralé tel que vous le faites, mon rêve aurait été d'être à leurs côtés pour en témoigner, mais j'ai maintenant un autre destin, en espérant avoir entrainé une partie de l'armée éternelle avec moi. J'ignore ce qui adviendra de mon âme, tel est le destin de ceux qui osent, de ceux qui espèrent, de ceux qui rêvent d'un monde de paix, c'était le prix à payer pour tenter de ramener le plus de soldat en vie, à la maison. Si vous lisez cette lettre, je ne connaitrai pas l'issue de ce sombrempt, mais j'ose croire que bon nombre de personnes impliquées en seront sorties indemnes.
Je vous demande qu'une chose, c'est qu'en mon honneur et en l'honneur des défunts de ce sombrempt, une soupe populaire, bienveillante, soit tenue et financée pour soutenir ceux qui n'ont autre choix que de mendier pour subsister. Ainsi j'étale mon ultime souhait, père, et le laisse entre vos mains... En espérant que votre grandeur d'âme réverbère encore une fois, au delà du domaine du Marquisat.
Gratias tibi ago, vir magnifice, pro tuis magnis operibus quae humanitatem salvare adiuvaverunt
Ludivine d'Auralé, votre 5e enfant"
Après avoir composé cette lettre, une larme coule sur sa joue, surement la fatigue de s'être démenée autant et la peur que l'inévitable lui arrive, Ludivine prend une grande inspiration, glisse sa main sur sa joue afin d'y essuyer la larme, ne prend pas soin de se relire, laissant la lettre à l'écart pour qu'elle sèche et poursuit avec une lettre pour son oncle... Elle s'apprêtait à écrire puis s'arrête. Elle regardera sa page vierge pendant quelques secondes, minutes... Sa réflexion était simple, cela valait-il la peine d'écrire tout cela?
Les yeux brouillés d'une fatigue qui s'accumulait, d'une pression incessante de vouloir le meilleur, d'espérer qu'aucun homme ne meurt au front, même si c'est une tâche impossible, de vouloir donner le meilleur d'elle même en tout temps. Elle sait que son oncle lui poserait une main sur l'épaule, la réconforterait en confirmant qu'elle fait assez, mais elle sait qu'au fond de lui-même, il espère qu'elle en fasse plus, qu'elle fasse mieux, qu'elle excelle... Non, cette pression venait d'elle même, Conrad serait réellement fier, il l'est, il le dit. Pourquoi le soucis de performance était si grand chez Ludivine. La peur de décevoir, de ne pas en faire assez, cela la terrassait. Elle l'entend pratiquement dans sa tête en train de lui dire "Tu vas survivre, t'en fais trop, ces lettres ne serviront jamais" puis elle ne peut s'empêcher de ricaner et se dit que certaines informations doivent être entendues s'il lui arrivait quoique ce soit.
C'est donc dans cet état d'esprit qu'elle pose finalement le premier trait de plume sur son papier désormais un peu moins vierge.
"Mon oncle
Je sais que vous avez des écrits de tout, hors, je ne vous apprends surement pas ce que je m'apprête à vous dire, je suis Ludivine d'Auralé, vous m'avez élevée, et au moment où vous lisez ces mots, un grand malheur m'est arrivé. C'est-à-dire que l'armée éternelle sera parvenue à éteindre le lien qui me tenait auprès de vous, je suis sombrée dans l'oubli.
Merci de m'avoir permi de grandir, de m'avoir appris toutes ces choses, de m'avoir guidée vers la voie du Guerrier, même si vous ne croyiez pas qu'une paix universelle soit possible, vous m'avez accordé le droit d'y croire. J'ai vu des choses que je ne croyais pas imaginable, et tout ça dans les derniers mois, et vous avez eu la patience de me rassurer et me réconforter sur chacune d'entres elles. Je vous suis reconnaissante de m'avoir élevée en respectant toujours d'où je venais, d'avoir ancré en moi ce sentiment d'appartenance autant aux Huit qu'aux Auralé. Je crois avoir fait de mon mieux, à ce jour, afin de protéger le peuple et, si une infime chance que mon âme soit protégée par les Huit malgré l'oubli, j'espère être en mesure de poursuivre cette mission à travers la mort.
Merci de m'avoir permis de m'épanouir, de m'avoir inculqué les valeurs du Candélabre et d'avoir eu la patience de m'aider lorsque vous avez constaté que j'avais ce don des Huit.
De plus, j'aurai préféré tenir cette discussion de vive voix, mais je ne peux emporter cette information dans la mort sans vous la transmettre. Semblerait que le front de libération de Maryda eut été commandité et financé par certains grands barons qui souhaitent la mort du roi, et que ces grands barons ne portent pas Nasrim Gulham en haute estime. Probablement dû à son projet de réforme. J'ai déjà avisé Guillaume de cela, mais tout en lui faisant promettre de rester prudent, d'éviter de se compromettre.
De plus, je tiens à vous répéter qu'il y a toujours une clairière, au nord du Marquisat où gît des brumes en permanance et où il faudrait agir.
Si vis pacem, para bellum
Votre Ludivine"
Puis la rinn pousse un soupir, elle hésite longuement, se mordant l'interieur des joues, elle se sert un autre verre de vin, qu'elle prend le temps de déguster alors que la nuit avance. À l'écart de ses papiers, elle réfléchit. Devrait-elle ou non, mettre cela sur papier. Et puis, soit. Oui, s'il venait qu'à disparaitre dans l'oubli, Ludivine aprécierait une lettre de sa part, et donc, l'inverse doit être aussi vrai, surtout provenant de quelqu'un qui n'a jamais perdu quelqu'un dans l'oubli.
"Grégoire,
Si vous lisez ceci, c'est que j'aurai échoué. J'aurai échoué puisque dorénavant, je ne pourrai plus veiller sur vous, ni sur nous. J'ose croire que vous vous en serez sorti sans en être trop écorché. Je suis Ludivine d'Auralé, rinn et fille de Justinien. Je suis celle avec qui vous avez signé cette alliance pour affronter l'armée éternelle en ce sombrempt. Alliance historique puisque vous êtes le premier Mier à avoir accepté de venir prendre part au conflit du sud et je vous en serai éternellement reconnaissante.
Je sais que les valeurs de nos familles respectives sont à des lieues les unes des autres, mais j'ai trouvé en vous un dévouement, une fougue, une rigueur et une volonté que peu de gens ont dans leur vie. J'aurais aimé être à vos côtés lorsque vous porterez le monde dans vos mains. Je sais que vous êtes voué à de grandes choses. Je m'excuse d'avoir pu être trop délicate à votre égard. Vous m'aurez permis de voir le monde sous un autre jour et d'accepter certaines choses que je n'aurais jamais toléré si ce n'eut été de votre regard rassurant, sévère et perçant dans lequel je prenais plaisir à me perdre.
Même si ce lien était éphémère, même si cette unicité n'aurait surement pas duré, j'ai aprécié chacun des instants passés à vos côtés, vous sentir si près de moi, ce désir intense d'en avoir plus. Ce défi de ne rien laisser paraitre alors qu'à tout moment j'aurais eu envie de me retrouver dans vos bras, ou de devoir déjouer tous les regards afin d'arriver à nous retrouver.
Je sais que j'aurais dû laisser ceci dans l'oubli, mais je me dis qu'avec ces quelques lignes, vous aurez au moins une infime idée d'où proviendrait ce vide lorsque mon nom sera nommé.
Je vois en vous un homme bon, capable de grandes choses et j'espère que votre nom sera dans les écrits. Soyez fier, soyez bon, pour ce qu'il vous est possible de l'être..."
Ludivine s'arrête et pleure à chaudes larmes, cette idée de tout perdre, que tout s'arrête la prend d'un coup et la terrifie, mais elle doit être forte, cacher ses craintes, être émotive n'est pas ce que le Guerrier s'attend d'elle, mais là, à cet instant précis, elle craque. À une semaine à peine de sombrempt au moment où il manque toujours du ravitaillement, la veille de se rendre à Clairebois, elle ne retient pas ses sanglots et vide le contenu de son verre. Elle finit par s'étendre sur le lit et s'endort.
La rinn se réveille en sursaut au petit matin, alors qu'on frappe à sa porte, le coeur battant la chamaille, toutes ses lettres posées sur la modeste table de la chambre. Elle mentionne au travers la porte, sans l'ouvrir, qu'elle arrive, prenant soin de tout ranger précieusement dans son porte papier, même la lettre innachevée.